Georges Ferney, l'auteur de Fort Carillon, l'un des meilleurs SDP de l'âge d'or, disparaît parfois sous sa légende. En énumérant les multiples talents et métiers dont ils pouvait s'enorgueillir mais qui n'avaient souvent qu'un lointain rapport avec la littérature, ses fans oublient parfois quel formidable praticien de l'écriture il fut.
Romancier, chroniqueur, directeur littéraire, rewriter, il savait livrer une oeuvre unique, mais aussi encourager les nouveaux venus, et les aider à devenir eux-même. Pierre Labat bénéficia très vite de ses conseils, ainsi qu'une ribambelle d'auteurs SDP.
Christian Floquet, l'ayant-droit de Georges Ferney, se démène depuis des années pour que les nouvelles générations découvrent à leur tour cette oeuvre unique. Il nous a semblé naturel, au Signe de Piste, de nous associer à son effort.
Voilà donc une première contribution: un texte inédit !
Ecrit en décembre 1940, en pleine guerre, alors que Fermey s'engagera physiquement de diverses manières pendant tout le conflit, In Deutschland renoue avec l'esprit des contes, tout autant destinés à divertir qu'à instruire, avec un léger pathos, un goût des larmes et de l'Allemagne (patrie du romantisme), que Serge Dalens lui-même (un de ses amis) n'aurait pas renié...
Franz Savigny
Georges Ferney dans les années quarante...
Le manuscrit original de In Deutschland
IN DEUTSCHLAND
Fritzel est revenu… Fritzel est revenu !...
Dans le minuscule village dont les maisons ressemblent à des jouets de Nuremberg épars çà et là, dans la prairie, chacun a entendu ce cri, l’a répété, puis entendu de nouveau.
Sur le pas de leurs portes, au rythme des aiguilles, les vieilles ont chuchoté : « Le petit est revenu ».
Entre deux éclats de rire, les jeunes filles aux cheveux de lin se sont confiées, un instant rêveuses :
— Le plus beau garçon de Schönderf est revenu.
— Alors, ont dit les hommes en rentrant du labeur, il paraît que le gars est revenu.
Même la cloche de la chapelle a tinté très doucement : Ding-dong. Celui pour qui vous veniez prier est revenu.
Et Lisbeth, pleurant de joie, est entrée dans le coquet sanctuaire : « Merci, mon Dieu, d’avoir épargné mon Fritzel. Enfin, il est revenu ».
Il était parti avec Koffer. Ils chantaient sur la route une vielle marche allemande Ich hatte einen Kamerad. Aujourd’hui Fritzel revient seul. Comme dans le vieux lied der gute Kamerad, il est tombé, là-bas…
Mais Koffer est mort depuis deux ans déjà : sans parent, sans famille, un peu simple d’esprit, ancien enfant de l’hospice, employé tantôt chez l’un tantôt chez l’autre, on ne songeait plus guère à lui.
Tandis que Fritzel : sa mère, son père l'attendaient. Et Lisbeth !
Au soir, tous les amis de la famille, presque tout le pays, se sont rassemblés pour écouter Fritzel parler de ce qu’il a vécu.
Alors chez tous ceux qui ne se battant pas peuvent encore rêver de batailles, se réveilla la vieille âme germanique, non pas celle du vague à l'âme, mais celle des combats, des épopées légendaires de la guerre.
Et les vieux qui se souviennent en les embellissant de leurs exploits passés, et qui ne peuvent plus agir, voudraient voir faire les jeunes.
… Et les enfants à qui le maître d’école lut de belles histoires de batailles… Et de blondes qui dans leur cœur, à côté du coin où fleurit le tendre et classique Vergissmeinnicht, conservent l’admiration des blanches Walküre dont le rôle les exalta… Tous avec une insistance puérile, ils réclament une histoire.
« Qui t’as soigné quand tu fus blessé ? » demandent les jeunes filles. « Raconte, Fritzel, raconte » demandent les jeunes filles.
Et les vieux : « Ta croix, Fritzel comment l’as-tu gagnée ? Raconte… »
Les yeux interrogateurs des petits implorent : « Raconte Fritzel, raconte les chocs fantastiques, les combats héroïques, la charge en chantant, l’enseigne qui claque au vent. »
— Une histoire ? Vous vouliez une histoire… En voici une…
Tous se taisent, avides d’entendre le geste épique où étincellent en lettre de feu et de sang vermeil les mets magnifiques : Guerre et Gloire.
— C’étaient sous un ciel bas, depuis une semaine la pluie tombait, fine, glacée, pénétrante. Nous pataugions dans une boue de glaise qui celait aux pieds, s’étoilait aux capotes et durcissait les mains. Koffel et moi étions devenus deux amis : deux amis de guerre, deux vrais amis.
Un soir le canon tonna. Muets, angoissés nous attendions lentement mais sûrement le tir se rapprocher L’horrible sensation d’épouvante devant cette mort qui avance, sournoise, insidieuse, sans qu’on puisse rien faire ! Terrible sentiment d’impuissance dans l’attente du moment où plus rien n’existera, ni l’homme, ni l’endroit où il se terrait pour trembler !
Soudain, à quarante pas de nous, un obus tombe, éclate. Jeté à terre, je me relevais sans grand mal.
— Pas pour cette fois, dis-je à Koffer sans pouvoir détacher les yeux du trou creusé presque à côté de nous. Nulle réponse. « Koffer ? »
— Ici.
Il est là étendu sous un vieux madrier qui l’écrase.
— Koffer mon vieux.
— Ne pleure pas, Fritzel… Non ne fais rien, Je vais mourir.
— Mais non, mon vieux, non.
Ses yeux se perdaient ; il eut long frisson.
— Fritzel…
— Oui ?
— Je revois le village… la chapelle. Et surtout je revois Lisbeth avec son joli sourire.
— Comment ?
— Oui… moi aussi… Mais sans le lui dire. Tu ne m’en veux pas ?
— Mon pauvre vieux.
— Bah… Un enfant de l’hospice. Ne pleure pas Fritzel… Lisbeth, avec son doux sourire…
Et il mourut.
Fritzel s’est tu.
Les vieux réfléchissent, les petits se taisent, inquiets de deviner des choses qu’ils ne soupçonnaient pas. Sur les joues de Lisbeth coulaient deux larmes silencieuses…
— C’est une histoire, reprend Fritzel, sans charges triomphantes, sans sonneries de clairon, sans uniformes rutilants, sans gloire. La pluie, la boue, les souffrances quotidiennes, le souvenir des anciennes douleurs au milieu de la grande misère, un corps broyé, un nom de femme : un drame banal, mais si humain.
Puis immédiatement derrière, comme une toile de fond un tableau sombre, classique : LA GUERRE.
GEORGES FERNEY – décembre 1940
© Christian Floquet
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