Il ne faut pas se laisser abuser par l’impression immédiate, que l’on retire de la lecture d’une petite quantité de volumes de la collection, que tous, ou presque tous les Signe de Piste entretiennent un lien privilégié avec l’histoire. S’il est vrai que des éléments de caractère historique affleurent bien souvent, ils n’en sont pas moins les uns les autres de nature fort différente et, passée une certaine date, ils disparaissent presque totalement.
Il faut sans doute expliciter un peu tout cela et je ne vois pas de meilleur moyen que de détailler le rapport entre la production de quelques auteurs et l’histoire. Ce ne sera pas long. Ce sera instructif.
Il y a tout d’abord le petit ensemble des auteurs qui se contrefichent de l’histoire. Guy de Larigaudie, par exemple, porte une attention soutenue au décor. Qui ne se souvient pas de Hautecombe grâce à Raa la buse ? Mais d’histoire point, que ce soit dans Yug, dans Raa, dans Harka, dans « le tigre », nulle part.
Il y a ensuite ceux qui usent de l’histoire pour se procurer un décor pittoresque ou un argument qui n’aurait plus de raison d’être dans les temps contemporains. Un Jean Valbert dans « Échec au roi », un Bruno St Hill dans « la plaine rouge » profitent des circonstances de l’époque pour composer des romans où les personnages, somme toute, s’agitent de manière moderne. Ils sont comtois contre Espagnols, ou catholiques contre protestants ; transposez l’argument à Belfast : il n’a besoin de rien changer d’autre ou presque.
L’histoire, ensuite, peut servir de ressort romanesque et elle le fit tout particulièrement dans les années d’après guerre, où le « nœud » de certains romans a été noué dans le passé, souvent tragiquement, et où les fils tendent à porter les fautes des pères. On touche là à quelque chose de plus « historique » en effet, une question de responsabilité, de destin, de place du sujet dans le cours des choses. « Les compagnons de la Loue », par exemple, subissent l’irruption d’un réfugié allemand et les répercussions d’actes de résistance posés dix ans auparavant. De même, les exaltés du « Glaive de Cologne passent-ils une partie non négligeable de leur temps à assumer et réparer les actes de leurs parents ». Dans cette catégorie particulière de romans, l’histoire n’est plus seulement un faire-valoir mais prend un certain relief.
Serge Dalens, lui, ne rentre généralement pas dans cette catégorie mais plutôt dans celle de ceux qui s’en contrefichent. Je sais que quelques lecteurs vont bondir et hurler en lisant cela, mais je pense avoir quelques raisons à affirmer cela.
Dans le Bracelet de Vermeil, l’histoire n’est qu’un prétexte pour rendre romanesque la rencontre des deux héros ; l’invraisemblance de cette vendetta séculaire le prouve assez, et ce ne sont pas les oubliettes de Birkenwald qui y changeront quelque chose.
Dans « le Prince Eric » et « la Tache de Vin », on pourrait à première vue croire que l’auteur a posé sa caméra dans un endroit où l’histoire de vit, voire se fait. Pourtant il n’est question, en fin de compte, que d’aventures en coulisse. Tadek poursuit des intérêts personnels, le « Prince » met en scène une course-poursuite dans la neige, puis sur une échelle dans le volume suivant. Il ne s’agit que d’histoires de personnes, finalement. Dalens modifiera l’éclairage de ces romans avec « Eric le Magnifique » et « Ainsi régna le prince Eric » où l’on voit, pour la première fois, la principauté de Swedenborg représentée dans ses relations avec le reste du monde. On se rend compte qu’il y a une Allemagne menaçante, des risques internationaux, quarante ans après les volumes originaux.
Et la scène über-commentée de la rencontre entre les Loups et une équipe de jeunesses hitlériennes ? Je n’y vois pas grand-chose d’historique non plus. L’auteur a insisté sur le caractère de témoignage que revêtait la scène : cela s’est passé comme cela, et il convient de la dire. Mais les loups se rendent-ils compte de toutes les implications de leur rencontre ? Non, car ils en restent farouchement, et l’auteur avec eux, aux relations interpersonnelles. Les jeunes hitlériens sont avant tout des garçons d’outre-rhin avec lesquels on peut sympathiser d’autant plus qu’ils portent certaines valeurs, voisines du scoutisme. Au strict niveau interpersonnel, abstraction faite des insignes et de contexte, Loups et HJ sont pareils. Les loups, et l’auteur avec eux, ne veulent pas voir l’enrôlement forcé (cela changera dans les « prince Eric » des années quatre-vingt), la fanatisation, la dictature homicide qui est défendue. Ils font littéralement abstraction de tout ce qui est l’histoire. C’est ainsi que cette scène pourrait prendre place dans une publication historique pour son caractère de témoignage, tout en étant la plus an-historique possible : le contexte s’y limite à une Winstub à Berlin, point.
Y a-t-il plus d’histoire dans « la couronne de pierres » ou « l’étoile de pourpre » ? Il y en a certes plus mais on en reste toujours au niveau de décor, remarquablement documenté, surtout dans « la couronne de pierres ». Tout cela fait « couleur locale » — mais le génie de Dalens est ailleurs, dans l’histoire personnelle du héros. Ce saint Tarcisius vu par le petit bout de la lorgnette, qui devient martyr presque sans y prendre garde, dénote plus une attention au personnage jusque dans ses moindres détails qu’à la fresque épique. C’est un drame intime malgré tout.
« L’étoile de pourpre » est aussi, à mon avis, un drame intime à plusieurs personnages ; il y a certes des batailles, des intrigues de palais, de la diplomatie… mais qu’est-ce qui compte vraiment, qu’en retient-on ? Baudoin et son page (une histoire d’amitié), Baudoin qui fait des chevaliers, la décrépitude de Baudoin. Il y a comme un goût de « réversibilité » à la Barbey ou à la Léon Bloy dans ce thème, récurrent chez Dalens, du juste qui souffre et qui meurt. Somme toute, c’est à nouveau le drame personnel et des relations un à un que l’on retrouve dans « l’étoile », mais l’empathie avec le lieu et l’époque laisse entrevoir quelque chose de plus.
Et la mort d’Éric, alors ? Cette fois, l’histoire avec un grand H est vécue par les protagonistes, qui ne la comprennent pas plus que de coutume. Christian subit des pitreries militaires puis tire à la mitrailleuse ; Eric se promène en command-car au milieu des bombes. Quels sont les moments les plus intenses ? L’aspirant et le prince, face à face impassibles, à Saumur ; puis l’errance des deux qui ne se rencontrent presque plus ensuite. Quelques piques politiques sont bien envoyées, certes, Paul Reynaud en prend pour son grade… mais l’histoire n’est là que comme un stimulus auquel il faut répondre. L’important, c’est encore l’amitié des deux héros, et sa fin tragique. À un moment, pourtant, à la toute fin, lorsque Christian est emmené prisonnier en Allemagne, on sent quelque chose. On voit comme un bout de la France, de la collectivité, arraché avec l’individu Christian et emmené en captivité – mais c’est l’affaire d’une page, une seule où c’est une société qui est en jeu et plus seulement l’individu. Dalens, malgré sa propension à mettre en scène des événements historiques ou supposés tels, les maintient en arrière-plan.
(à suivre)
Pierre Schneider
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