Nous avons vu dans la partie précédente que l’histoire est souvent présente dans les romans de la « grande époque », quand bien même c’est à différents degrés : en tant que décor pittoresque, en tant qu’élément dramatique, en tant que contexte dans lequel la psychologie des individus peut se déployer et les questions de morale, se poser. Pour certains, l’histoire est la « cour des grands » dans lesquels les héros du Signe de Piste ambitionnent de jouer ; l’existence d’un contexte historique est un signe de la possibilité du passage à l’âge adulte.
D’une façon assez générale, la dimension collective de l’histoire n’est pas apparente. On ne représente pas, ou guère, l’entité « peuple », « collectivité », « nation », ou alors comme une somme d’individus. Cette préoccupation viendra, je le pense, dans quelques romans plus « sociaux » à partir de la fin des années soixante-dix – mais je connais mal ces derniers et ne voudrais pas m’avancer outre mesure.
Il y a toutefois un auteur, et de taille, auprès duquel l’histoire est plus que tout ce que nous en avons énoncé jusqu’alors : Jean-Louis Foncine. Chez cet auteur, l’histoire fait pour ainsi dire partie des meubles. C’est une question de racines. On la trouve sous chaque pierre. Il ne s’agit pas d’un décor : ses romans sont pratiquement tous contemporains. Il ne s’agit pas, ou peu, d’un élément dramatique : l’Aventure à la Foncine d’avant 45 naît de la confrontation de groupes entre eux (Ayacks, Forêt qui n’en finit pas), ou de groupes et de la nature (Relais). Ce sont « les vieilles souches » contre « les jeunes pousses », ou les scouts perdus dans la forêt. Cela pourrait être une forêt de toutes les époques, des groupes éternellement renouvelés. Toutefois, à l’époque raider, Foncine ne dédaignera pas d’ancrer son récit dans une époque précise. Les haines des « Forts » ou du « Glaive », par exemple, procèdent de cela.
Et pourtant, rien de plus historique qu’un Foncine. Les ruines du château des Ayacks. Le bourg de « Vesmes » et les manuscrits du « château de la folie » dispersés aux quatre vents. La tour des « culs fouettés ». La saline d’Arc et Senans. Les jeunes grognards de Napoléon qui s’enfoncent dans la forêt de Chaux pour ne pas revenir ! Et, dans l’étape d’après, l’adoubement sanglant des maquisards du « Foulard de sang » ; la réconciliation franco-allemande. Même à la fin de sa vie, un volume aussi léger que « Mik et la pierre du soleil » trouvera le moyen de disserter sur la séparation des Allemagne.
En plus de tout cela, il y a l’autobiographie en deux tomes qui ne parle, pratiquement, que d’histoire et d’événements historiques. Il n’en faut pas plus pour convaincre le lecteur que l’histoire, chez Foncine, est omniprésente. Elle est représentée et utilisée de façon tout à fait spécifique.
C’est une clé pour comprendre le monde et y trouver sa place ; et c’est une maîtresse.
Elle est tout d’abord la clé de l’intelligibilité du monde. Le milieu dans lequel évoluent les héros fonciniens est incompréhensible si l’on en ignore l’histoire. C’est particulièrement vrai des romans raiders ; c’est exact aussi des romans d’avant 45. Les Hirondelles du « relais », si elles avaient su l’histoire du château de la folie, n’auraient pas vécu les journées suivantes de la même manière. Les guides de la « Forêt », pareillement, subissent les événements ahurissant du roman par méconnaissance de l’histoire du milieu dans lequel elles pensent ne passer que des vacances à la scoute. Souvent, d’ailleurs, des personnages secondaires se proposeront pour initier les héros à l’histoire du milieu, leur raconteront des anecdotes, leur expliqueront pourquoi ce qui est, est ainsi.
Foncine s’intéresse non seulement à l’histoire, mais aussi à l’histoire des idées (autobiographie), à l’histoire des civilisations et des mentalités. Il ne verse pas dans l’approche évolutionniste induite par la présentation chronologique de l’histoire ; il se sert plutôt de l’histoire pour accéder à la culture du milieu décrit. L’exemple le plus accompli me semble la forêt de la Chaux dans « la forêt qui n’en finit pas ». L’auteur tente de l’élucider de plusieurs manières : par la visite ou l’exploration, par la vie en lisière (les guides s’installent à Romange, la forêt est une énigme, elles ne campent pas dedans), par la rencontre avec des initiateurs, par les histoires sur les forestiers, race énigmatique et retranchée. Tout cela n’est pas historique à 100 % mais l’on voit bien le rôle que joue l’histoire dans tout cela : un portail facile à franchir, qui donne accès plus avant dans le « domaine ».
Le romanesque apporté par cette approche est comme un cadeau supplémentaire : parce qu’on a fait l’effort d’avoir l’histoire dans l’œil, il nous est donné des ruines à explorer, des secrets, des carnets intimes, des mystères : la familiarité avec le passé des hommes va procurer, sans qu’il soit besoin de faire un effort, des choses à raconter. Il y a du Maurice Leblanc dans ce côté-là de Foncine. Combien de fois son auteur n’emmène-t-il pas Arsène Lupin, qui SAIT déchiffrer les signes centenaires, à la découverte d’une chose fabuleuse cachée bien des années auparavant ? (voir notamment le dessin astronomique de « la Comtesse de Cagliostro », les prophéties de « l’île aux trente cercueils », le tableau du « triangle d’or », « l’aiguille creuse » tout entière, les décors de « Dorothée, danseuse de corde », etc.)
Encore n’ai-je dit que « le passé ». Mais c’est l’histoire tout entière, même présente, qui vit chez notre auteur et peut faire irruption dans le présent, dans la petite histoire de l’un ou l’autre. Bienheureux ceux qui savent le comprendre !
L’exemple du noble qui revient faire sa loi à la fin des Ayacks n’est à ce titre pas aussi caricatural qu’on le pense ; il trouvera son prolongement dans le face à face entre le Français et l’Allemand, situé dans les années 55 et raconté dans « le glaive de Cologne » : imaginez, dit l’Allemand, votre pays coupé en deux sans possibilité de franchir la ligne. Et le Français de répondre : mais nous avons eu cela nous aussi, par votre faute ; cela s’appelait ligne de démarcation. L’histoire vivante, enfin, c’est celle des chapitres du « Foulard » consacrés à Furet. Ce dernier, de collégien malheureux qu’il était au début, est progressivement plongé dans la Résistance au point de ne plus être qu’un prolongement de ce mouvement, et d’en connaître le sort habituel. Ce n’est pas, comme on aurait pu le présenter, un jeune homme exalté qui a pris les armes mais bien une personne qui a été dépossédée de soi puis ravie par l’Histoire, élevée pratiquement au rang de protagoniste du roman.
Ce n’est pas sans raison que « Le foulard de sang » est considéré comme un des fleurons de la collection : c’est en effet un des romans où l’on a le mieux décrit les aspirations de la jeunesse à mener une vie et des valeurs d’adulte (l’Ordre de chevalerie), tout d’abord par jeu. Et à un moment, le jeu devient sérieux : la porte vers le monde des adultes s’ouvre, poussée par la guerre. Les jeunes chevaliers peuvent entrer ; ils le font et, seulement alors, s’inscrivent dans l’histoire par leur sacrifice. Ils ont, par leur mort, leur place auprès des hommes. Car un Ordre de chevalerie adolescente, qui chroniquerait cela ? Qui s’en souviendrait ? Qui jugerait utile de le faire ? L’histoire foncinienne, c’est aussi la clé du souvenir : si vous ne vous inscrivez pas dedans, vous ne laisserez aucune trace.
Le « foulard » est remarquable dans la collection car ses protagonistes atteignent plus éminemment l’âge adulte que d’autres héros dans d’autres romans ; il est remarquable aussi car c’est celui qui a le plus clairement énoncé que la sortie de l’adolescence est un sacrifice, une mort parfois réelle, toujours au moins symbolique (la fin de « la montagne interdite » de JF Pays osera dire aussi cela, puis se reprendra dans un happy end étrange). Il y aurait là bien des lignes à écrire.
La clé pour comprendre le monde, la clé pour y prendre part et y laisser sa trace. L’histoire selon Foncine est aussi une maîtresse de complexité. Qui l’embrasse est sûr de ne plus donner dans les jugements hâtifs. Son étude favorise l’empathie, la compréhension mutuelle. La réconciliation franco-allemande, paradoxale chez cet auteur qui fut longtemps prisonnier de guerre en Allemagne, est un sujet pris toujours gravement.
Olivier, dans « Le glaive », et son alter ego allemand Wolfgang, se haïssent parce qu’ils ne se comprennent pas assez. Ce qui servait de postulat dans le « Prince Eric» et sa fameuse rencontre scouts-HJ, est ici conquis de haute lutte, à travers des orages émotionnels sans équivalent dans le reste de l’œuvre de l’auteur. « Débarrassés de nos accidents éphémères, nous sommes tous pareils, nous avons un fond commun et bon » dit Dalens a priori, juste avant la guerre. C’est l’une des conclusions du « Glaive », acquise au prix fort. Ce n’est pas une pétition de principe. Et comment se manifeste-t-elle ? Devant le fameux glaive, symbole de l’union de l’Europe. Il y a eu dans le passé plusieurs Europe, dit Olivier, l’Europe du Moyen-âge, l’Europe romantique. Olivier a découvert que Wolfgang et lui avaient un passé commun, un destin commun. À cette échelle, la guerre de 39 est un accident. Mais pour réviser cette leçon d’histoire, il aura fallu se battre, affronter un incendie, vivre mille épreuves, souffrir ensemble : on n’apprend pas cette leçon-là dans les livres ; et on ne l’apprend que si on adopte d’emblée un regard historique qui remet les choses à leur place. Clé pour comprendre le monde, une fois encore, et pour comprendre que le monde, comme le croyait Olivier au début, n’est pas simple.
La leçon de complexité est encore plus magistrale dans « Un si long orage » où l’auteur raconte simplement sa vie mouvementée. Il n’est plus possible après une telle lecture de considérer, dans les domaines qu’il évoque, que la ligne est partagée entre bons et méchants. Paradoxalement, une partie de la complexité de l’histoire vient du fait que ses acteurs (c’est particulièrement le cas, me semble-t-il, pour le 6 février 34) en ont une approche simpliste et ne se rendent pas compte des répercussions de ce qu’ils font.
Similairement, Foncine affectionne aussi les auteurs inclassables et complexes. Il serait tenant de faire de Jünger un méchant nazi, ou un entomologiste. Il l’est toujours, hélas, de réduire Heidegger, que Foncine affectionnait, à une caricature monodimensionnelle (« l’introduction du nazisme dans la philosophie », je vous demande un peu). Il l’est aussi de faire d’Abellio un auteur à la sauce GLNF. Après avoir lu Foncine, on ne peut plus penser ainsi.
Il est piquant de remarquer, après tous ces tributs payés par la collection à l’histoire, que le Signe de Piste post-70 (« Safari » et suivantes) gomme très largement le recours à l’histoire, quelle que soit la forme qu’il prenne. Je ne parle pas, bien entendu, des rééditions mais des nouveaux romans. La plupart ont une approche thématique : le roman sur un voilier, dans le passé (le dernier voyage du Biliken) ou pas (Au vent des Caraïbes), le roman dans le milieu de la Formule 1 (« Formule 1 » ?), le roman dans la préhistoire (« Rhoor et les pillards »), le roman à la Star Trek (tout Robert Alexandre), le roman en colonie de vacances (« Engoulevent »), le roman sur le judo (« La parure du guerrier »), sur la mode (« La griffe »), etc. Dans tous ces ouvrages, point d’histoire à proprement parler, juste un adolescent qui se surpasse dans un contexte donné à l’avance. On est là plus proche du formatage des « shonen », ces mangas destinés aux adolescents, véhiculant des valeurs positives dans l’un ou l’autre contexte, au choix du lecteur.
Étonnante évolution du Signe de Piste donc que ce passage d’une influence historique importante, à divers degrés, avec un petit ou un grand H, à une série de roman thématiques produits par une nouvelle génération d’auteurs pour lesquels l’histoire est une préoccupation mineure. Si l’esprit de la collection a perduré, l’une de ses caractéristiques les plus visibles a subitement changé au tournant des années soixante-dix.
Je ne crois pas forcer le trait – mais qu’en pensent mes lecteurs ?
Pierre Schneider
Puisque tu nous invites à réagir à ta contribution sur le SDP et l'histoire, je le fais donc bien volontiers. Tout ce que tu écris est fort intéressant et trés pertinent, et qui plus est soutenu par une analyse à laquelle je souscris. Mais une étude exhaustive de la question requiert un niveau de connaissance que je suis bien loin de détenir,n'ayant (hélas) pas lu tous les livres de la collection.
Il m'apparait évident que pour de nombreux auteurs l'histoire est un matériau qu'ils recomposent à loisir en fonction de leurs parti-pris romanesques et notamment des thèmes abordés. Le souci de vraisamblance est quelquefois occulté au bénéfice d'une réalité reconstruite (remastéerisée dirait-on en langage branché) voire fantasmée (La préhistoire de Guy de Larigaudie ou de Michel Grimaud a-t-elle quelque chose à voir avec l'aurore de l'humanité au quaternaire?). D'autres inscrivent leurs romans dans la perspective d'une vision renouvelée (mais pas forcément révisionniste) de l'histoire. A cette catégorie je rattacherais "Le passager de la nuit" et "Le lys éclaboussé" (recemment chroniqué sur ce blog) qui s'efforcent à la fois de restituer une époque (y compris par une étude de moeurs ou une radiographie des mentalités), et de fonder le roman sur un postulat reprenant une thèse historique originale, voire iconoclaste, et en l'occurence la croyance selon laquelle l'héritier du trône ne serait pas mort dans la prison de la rue du Temple.
Mais si l'on suit ce dyptique, on se rend compte que l'Histoire dans le SDP est avant tout évènementielle. Ca n'est pas le mode de vie perçu dans sa continuité, ses évolutions et ses ruptures(à l'exception peut être de la série des Toukaram) qui intéressent les auteurs. Et rien d'étonnant à ça puisque dans le roman d'aventure, c'est l'action qui est le moteur de la narration. Cette histoire évènementielle sert avant tout de support au traitement d'autres thèmes. Je reprends ton exemple de "L'étoile de pourpre". C'est l'histoire du roi Baudoin, le roi lépreux parti pour les croisades.Trois niveaux de lecture permettent d'appréhender le projet de l'auteur.Le premier est d'envisager l'ouvrage comme un simple avatar de roman chrétien, non pas un roman sur le christianisme mais un roman dont l'option fondamentale est de rendre compte du message évangélique. C'est, comme tu l'as bien dit, le portrait d'un héros dont la rédemption vient de la souffrance que la maladie lui inflige comme une épreuve divine. Le personnage principal accomplit de la sorte un parcours de béatification (Un théme qu'il me paraîtrait intéressant d'approfondir car la figure du Saint ou de la Sainteté chez Dalens est commun à plusieurs de ses romans et au premier chef au prince Eric). A ce titre, le roman ouvre au lecteur un champ (un chant?)d'apostolat autour de cette figure christique du roi condamné.
On peut également analyser le roman sous un angle purement historique en mettant l'accent sur l'argument scénaristique (une bonne histoire originale, dépaysante). A partir de cette prémisse on peut concevoir le roman comme le récit d'un jeune souverain parti en terre sainte mais qui par l'effet d'une providence capricieuse va revivre la passion de celui dont il est parti rechercher les reliques.
Enfin, on peut tout aussi bien adopter un parti pris a-historique: l'intérêt du livre résiderait alors dans le traitement de sujets qui peuvent s'abstraire des contingences historiques: l'adolescence, la portée initiatique du voyage, le rapport souverain/sujet comme succédanné à la dialectique du maitre et de l'esclave, l'antagonisme ou le rapprochement Orient/Occident. La permanence de ces thémes, au delà des différentes époques, expose au risque de l'anachronisme et malgré ses qualités littéraires, "L'étoile de pourpre" n'échappe pas toujours à ce travers.
Dans ces conditions, l'histoire sert effectivement de décor, choisi pour son aptitude à mettre en valeur ces thémes.
Reste que l'arrière plan historique de certains romans peut venir aussi d'une perception rétrospective. Ce qui est pour nous aujourd'hui à classer dans la rubrique "Histoire" était à l'époque de la publication un ouvrage en prise directe avec l'actualité. La débacle de 1940 est aujourd'hui une page d'histoire mais au moment où Dalens publie "La mort d'Eric" l'évenement n'a pas encore acquis ce statut.
Mais là aussi l'évènement d'actualité est-il un fond d'écran ou bien le sujet central du roman? On a évoqué recemment sur le blog un livre plein de sensibilité et d'émotion, à savoir "Le caïd" de Simmone Commandeur pour évoquer l'introduction du rock dans le SDP(j'avoue que cet aspect là m'avait échappé). C'est l'histoire d'un jeune garçon à Marseille au tout début des années 60 et dont le frère vient d'être tué en Algérie. Le sujet du livre n'est pas, selon moi, la décolonnisation en Afrque du Nord mais le deuil d'un adolescent dont le modèle vient de disparaîtreet le contraint à trouver de nouveaux repères affectifs et sociaux pour combler cette perte (A présent on emploierait l'horrible vocable de "travail de deuil"). La tragédie de l'Histoire n'est ici qu'un détonateur, un adjuvant, car l'intérêt du livre est ailleurs. Comme dans les vrais romans historiques du SDP, l'évènement historique est évoqué pour contextualiser le récit et le mettre au service d'une intrigue dont il n'est pas la colonne vertébrale. Dans cette perspective, "Le caïd" n'est pas plus un roman historique sur la guerre d'Algérie que "La bible de Chambertin" n'est un traité d'oeunologie sur les vins de Bourgogne.
Je voudrais maintenant revenir sur ce que tu dis de la ligne éditoriale adoptée lors du renouveau de la collection avec la création de SSDP puis du NSDP. Je constate comme toi qu'excepté les rééditions, la part et la place des romans historiques se réduisent commepeau de chagrin. Peut être est-ce du au constat d'échec d'une option inverse précédente Il me semble que les dernières publications du SDP faisaient la part belle à l'histoire.).
J'évacuerais tout d'abord la question de l'intemporalité, car bien que raccrochés à une époque, certains romans, et parmi eux les maître-livres de la collection, s'en écartent résolument. "Le pays perdu" se présente comme une compilation de chroniques ce qui signifie bien que ce sont des séquences temporelles prélevées dans un univers de fiction qui a sa cohérence propre et qui ne fait que de lointaines et épisodiques concessions à une actualité et un présent de conjoncture.Même chose pour le bracelet ou pour Nampilly car dans tous ces romans quelque chose résiste toujours à la datation historique.Il s'agit souvent d'un ailleurs contemporain, d'un monde imaginaire qui garde ses attaches avec un quotidien chronologiquement identifié.
Mais c'est vrai que le filon historiqueparait un peu s'épuiser au début des années 70. Je vais tenter une bien hasardeuse explication.
Il faut se rappeler que ces années sont une période charnière de la recherche historique. C'est l'époque triomphante de l'école des annales où l'accent est mis sur le temps long, les continuités, les invariants, l'étude des mentalités plus ques des évènements. C'est l'époque où Philippe Ariès tord le cou à de vieux préjugés sur l'enfance en affirmant qu'elle est une création de la modernité. Plus encore que l'enfance, l'adolescence est fille des temps modernes. Les historiens marxistes lui emboitent le pas : la phase transitoire entre l'enfance et l'âge adulte est déterminées par des impératifs de production.Le temps de formation est une résultante de la complexité croissante du système productif. A la fois produit d'une organisation sociale et ferment d'agitation, la jeunesse est une "classe" qui acquiert une autonomie conceptuelle inédite.Ainsi, même si tous les membres du Directoire avaient une moyenne d'âge inférieure à 30 ans, la Révolution Française reste une affaire d'adultes, tandis que les évènements de mai 68 ont toujours été estampillés du sceau de la jeunesse.
Peut être les responsables de la ligne éditoriale de la collection n'ont pas eu directement conscience de tout cela.Il n'empêche que l'idée selon laquelle la jeunesse n'est pas une "construction historique" mais un phénomène culturel moderne touchait suffisamment les esprits pour ne pas taxer d'artifice toute projection dans le passé d'une figure spécifique à notre époque.
Et de fait, les thémes qui sont essentiels aux romans de la collection (apprentissage, amitié, rites de passage) s'accomodent davantage du monde actuel que du passé.
La diversité des thémes et des sujets abordés n'est pas l'indice d'un désintérêt de l'Histoire mais illustre davantage (d'après moi)le fait que toutes ces valeurs trouvent facilement leur expression dans le quotidien. Le héros des "Gants de cuir" n'est pas animé par une éthique chevaleresque. Sa ligne de conduite n'est pas dictée par un évènement exceptionnel. Sa "problématique" est toute personnelle: il est le fils d'un champion de boxe et aspire à le devnir à son tour. Les personnages de ces romans sont comme déshérités de cette prédestination à l'héroïsme qui représente un trait essentiel de caractère de leurs prédecesseurs.
L'histoire sacralise le héros dans la mesure où il est l'acteur et l'auteur de son destin. Inversement, l'immersion dans le quotidien désacralise le personnage, lui ôte sa part d'idéalisation qui les mettait hors d'atteinte.
Cette désaffection relative du genre est ainsi strictement limitée aux romans de SDP puisqu'à la même époque il prenait ailleurs son essor (C'est l'époque où Robert Merle commence sa fresque historique et viendront bientôt les romans d'Umberto Ecco et la vogue des polars historiques).
Ne pas oublier cependant que le SSDP a produit d'excellents roamns historiques( Echec au roi, le passager de la nuit, les garçons sous la lande et le retour du constable).
Rédigé par : Ph.MAUREL | 13 juillet 2007 à 20:29
La période estivale est toujours propice à la lecture (ou la relecture)d'ouvrages qu'on s'était pourtant promis de découvrir (ou de redécouvrir) plus tôt. J'ai fait récemment l'acquisition du "Bal d'hiver" (SDP n°123) de Jean François Pays. Un titre énigmatique qui excitait depuis longtemps ma curiosité. Il s'agit d'un roman historique et l'article que tu as consacré à ce sujet tombait donc à pic. Du coup, j'en ai profité pour en mettre deux autres au menu de mes lectures, "Le rendez-vous de Casablanca" (SDP n°144) et "Le sorcier aux yeux bleus" (NSDPn°73), ce dernier livre étant une réédition d'un roman paru dans la collection "Rouge et or" en 1969.Trois livres magnifiques et qui tous ramènent peu ou prou au sujet que tu as traité.Je me permets donc de livrer les quelques réflexions, en rapport avec la thème de l'histoire, que m'ont inspirées ces lectures.
Ce qui frappe d'emblée dans ces ouvrages, c'est la vision essentiellement tragique de l'histoire qui les anime. La violence est présentée comme le principe axial qui oriente la destinée collective des hommes.Cette violence nait de leur incapacité à surmonter leurs égoïsmes à courte vue, leurs appétits démesurés de pouvoir, de leur inaptitude à réfreiner leurs passions et inhiber leurs pulsions. Sous cet aspect, l'Histoire n'est que le film qui illustre cette propension à l'assujettissement du plus faible par le plus fort.L'examen comparé des trois romans montre qu'il s'agit là d'un schéma inlassablement reproduit au travers des différentes époques.
Rien d'étonnant, dès lors, à ce que ce "Bal d'hiver", dont l'action se déroule au moyen âge dans une Allemagne tiraillée entre l'unité du saint empire romain germanique et son éclatement entre une myriades de principautés autonomes, évoque par transparence la période du nazisme.Le roman a été publié en 1958 et écrit un an plus tôt, c'est à dire une douzaine d'années après la fin de la guerre. L'une des premières scènes du livre est, à cet égard, éloquente. Conrad de Harzenburg, un adolescent orphelin de haute noblesse, aiguillonné par son conseiller qui joue aussi le rôle de régent et de tuteur, condamne à mort et fait exécuter sur le champ trois villageois pauvres au seul motif qu'ils ont braconné, alors qu'ils étaient affamés, le lièvre sur ses terres. Parmi les suppliciés, une mère de famille dont le fils, Wolfram, assistera à la pendaison de sa mère et sera lui-même châtié de ses vélléités de révolte par une cruelle flagéllation. Une exécution sommaire aux motifs futiles qui n'a d'autre justification que de consolider un pouvoir nourri d'arbitraire et de terreur.
Plus que d'histoire, c'est d'une actualité encore douloureuse dont parle l'auteur, et la distanciation qu'il affecte par rapport au présent n'a d'autre dessein, en dernière instance que d'y ramener et de mettre en relief la rémanence des mêmes comportements à des époques différentes.Les points de ressemblance entre les deux périodes ne s'arrêtent d'ailleurs pas là:un adolescent à la tête d'un comté, excommunié par l'Eglise, un conseiller intransigeant d'origine italienne qui semble être un clone d'un autre dictateur italien inspirateur du totalitarisme nazi, sans oublier cette glaciation du pays en hiver plus que rigoureux, symbole d'un glacis stérilisant d'un régime qui a porté le mal en étendard. Sans compter ce chateau aux dix sept tours avec un donjon central derrière lesquels on voit allégoriquement se déssiner les dix huits provinces administratives des deux allemagnes pas encore réunifiées.
C'est un sujet sensiblement analogue, la crauté en moins, que Jean François Pays évoque dans "Le sorcier aux yeux bleus" où la lutte fratricide entre deux clans ayant vécu en Dordogne dix mille ans avant notre ère préfigure ce que sera la matrice de toute société organisée: l'opposition violente entre les individus jusqu'à la domination du plus fort.
Dès lors, ce que raconte l'auteur dans ce livre n'est autre que la naissance de l'Histoire, c'est à dire le passage d'une société froide, pour reprendre la distinction de Lévy-Strauss, où l'évènement et le temps sont ritualisés et rythmés en scansions périodiqques, à une société chaude où l'aléa devient un principe actif de son évolution. Cette histoire s'annonce pleine de bruit et de fureur avec comme enjeu la conservation et la transmission du pouvoir et son corrolaire le savoir, conçu comme un moyen d'asservissement (l'argument du livre est la recherche et la possession d'un savoir chamanique qui occasionnera tensions, luttes et trahisons).
Le tragique de l'histoire est ainsi l'autre figure du "fatum", cette destinée sur laquelle les hommes n'ont aucune prise et infléchit inexorablement leurs trajectoires individuelles malgré l'illusion quelquefois d'en mapitriser le cours.
C'est dans "Le rendez-vous de Casablanca" que cette soumission des personnages au carcan historique qui les enferme apparait, me semble-t-il, avec le plus de force et d'évidence. Il y est question d'un groupe d'adolescents venus d'horizons et de milieux divers qui, vers la fin des années cinquante, se retrouvent dans la ville marocaine et vont être mêlés par hasard à un traffic de cigarettes destiné à financer des mouvements indépendantistes.Un roman écrit en temps réel, à la fraîcheur de l'évènement, mais qui, avec lâge, nous apparait comme ayant une connotation nettement historique.Tous semblent subir,voire se résigner, au sort qu'une puissance occulte leur réserve. Ils n'en sont pas encore comme Camus à devoir choisir entre la justice et leur mère, mais la violence de l'histoire est une donnée de l'intrigue sur l'origine et le sens desquels l'auteur n'a aucun parti pris. Ces adolescents vont tenter d'esquiver cette fatalité, d'aménager une plage de répit en s'efforçant d'endiguer le tumulte que l'on sent poindre avec l'annonce des révoltes anticolonialistes. Il y a Alexandre, le fils de l'ambassadeur d'un pays hostile, Amara l'indépendantiste, Olivier le fils de notable d'une ville coloniale, et Vincent le petit héros d'origine modeste et affligé d'une infirmité, et tous vont tisser entre eux des liens à rebours d'un histoire qui joue de ses forces centrifuges pour les séparer.
Mais est-ce à dire, pour autant, que Jean François Pays est l'adepte d'une conception pessimiste de l'Histoire? Pas nécessairement car l'Histoire n'est pas pour lui la scène d'un théâtre figé. Elle est une force en devenir qui tend à une certaine forme de perfection. Il laisse percer sous ces trois oeuvres une interprétation eschatologique de cette Histoire. Elle est, de la sorte, pourvue d'un sens et à l'issue de son parcours se résorbera l'irréductible manichéisme apparent qui la sous-tend.Elle est, ainsi, le décor d'une phénoménologie du mal mais qui prépare à l'avènement du bien.
"Le bal d'hiver" est, de point de vue,assez symptomatique. Le roman commence par la description d'un jeune comte isolé, solitaire, intraitable mais somme toute fragile, exclu de l'Eglise et menacé de représailles par son vassal et les chevalliers teutonniques. Il s'achèvera dans l'apaisement d'une alliance nouée avec ceux qui complotaient dans l'ombre à sa perte. Le personnage de Michel, jeune balladin nomade invité impromptu du bal d'hiver et dont le jeune comte fera son confident, harangue à un moment les troupes du jeune souverain en présentant la bataille qui s'annonce comme un tribut naturel aux impératifs du temps. "Nous vivons sous un régime de guerre." dit-il. Propos pessimiste immédiatement contrebalancé par la prophétie d'une fin des temps pacifiée, presque purifiée car l'histoire est aussi une épure, un vaste mouvement d'asepsie. Elle est, en fin de compte, un mauvais moment à passer, une fatalité provisoire.
Le même constat est de mise dans le "Rendez-vous de Casablanca" qui se termine par la séparation des protagonistes et la rencontre du héros infirme avec une jeune fille paralytique à la suite d'un attentat sanglant, avec laquelle il a entretenu sans l'avoir jamais vue une correspondance épistolaire. C'est ce rapprochement des victimes du hasard et de la folie des hommes qui allume une lueur d'espor à la fin du récit.
Dès lors, c'est l'amitié, le pacte d'alliance, l'esprit de solidarité qui vont réguler le flot des évènements historiques et être le catalyseur d'un processus de neutralisation de leurs effets délétères. L'alliance crée le microcosme qui constitue un îlot de paisibilité, une utopie au sens étymolgique du terme,au milieu d'un océan d'obscurantisme et de violence.
Le château de Harzenburg, lieu prédestiné de la hiérarchie despotique, devient par le jeu des rencontres et des remises en question, un espace de liberté où s'effondrent, ou à tout le moins s'amenuisent, les barrières sociales. Wolfram, l'enfant battu et humilié saura refouler sa soif de vengeance pour devenir l'écuyer du comte Conrad. Le balladin Michel devient son égal pour ne pas dire son double.
Dans "Le sorcier aux yeux bleus", c'est la tribue élargie, même si elle n'est qu'une chimère, qui est envisagée comme le principal obstacle au chaos. L'aspiration est donc clairement à l'avènement de la tribue universelle, un village mondialisé sans l'acception plus ou moins péjorative que donnera Mc Luhan à ce vocable.
"Le rendez-vous de Casablanca" ne déroge pas à cette optique. C'est dans une grotte cotière servant de cachot que va se nouer le lien indestructible entre les personnages que tout incite pourtant au déchirement (La grotte est un thème commun aux trois romans: elle est un élément toujours favorablement connoté: lieu de passage et instrument de ruse dans "Le bal d'hiver", creuset d'une réconciliation symbolique dans "Le rendez-vous de Casablanca", support de représentation artistique et cadre d'une transmission universelle du savoir humain dans "Le sorcier aux yeux bleus". Elle est le lieu géographique, ou plutôt tellurique, d'une résistance à la fatalité et le point d'appui d'un nouveau départ).
Ce nouveau lien de solidarité appelé à se substituer aux rivalités antérieures se construit à force d'abnégation et de compromission. C'est par ce biais que pourra être tenue en échec, même pour un temps, la force maléfique et destructrice de l'évènement.
En contrepoint à ce modèle de tempérance morale, l'adulte représente la figure antithétique. Ce qui le caractérise souvent c'est l'absence de toute malléabilité de ses convictions. L'adulte est celui qui inscrit ses engagements dans le marbre et est réfractaire à toute évolution. Partant, c'est son aveuglement, voire son intolérance, qui fait de lui un complice objectif des courants maléfiques qui ont trouvé dans l'Histoire leur terrain d'élection. C'est l'américain du "Rendez-vous", au coeur d'un traffic interlope et qui n'a d'autre motivation que l'attrait du lucre, c'est di Maringen le conseiller félon du "Bal d'hiver" acharné à la perte de son suzerain parce qu'il s'est fait le serment de recouvrer sa puissance et son statut de potentat dont il a été déchu durant sa jeunesse.Jusqu'à ce paysan qui sera le meurtrier de Wolfram, le jeune martyr rallié à la cause du responsable de son malheur parce que dans son esprit le dépassement d'un ressentiment ne peut être vécue comme une trahison.
S'affranchir des égoïsmes et instaurer un esprit de partage et de convivialité sera la tâche que se fixera Azio, le sorcier aux yeux clairs, et dans laquelle il échouera (on peut d'ailleurs voir dans sa lutte la parabole du transfert des richesses et des connaissances des pays riches envers les pays pauvres).
Bref, un méssage uniforme semble courir au travers des trois romans: sans renoncement aucune voie de salut possible pour échapper à la tyranie maligne de l'Histoire.
Mais ce mouvement de transgression qui va dissoudre les préjugés et rapporcher les êtres dans la voie du progrés n'est jamais spontané.Il faut un élément déclanchant, un détonateur. C'est là qu'apparait la figure de l'ange.Il est l'instrument du destin annonciateur d'un ordre nouveau, soustrait aux contingences de l'Histoire.
C'est Michel du "Bal d'hiver" qui s'est donné pour mission de cotoyer Conrad pendant un an et de s'enfuir aussi énigmatiquement qu'il s'est invité à ce fameux bal. C'est Alexandre du "Rendez-vous" qui d'ennemi finira transfiguré en porte parole méssianique (en apôtre?) d'un monde apaisé. C'est Azio, enfin, qui s'efforce de concilier les inconcilaibles. Tous sont extérieurs au milieu dans lequel se déroule l'intrigue. Tous sont natifs d'un ailleurs indéterminé, autant dire d'un monde immatériel. Ils sont là pour jouer le rôle d'un agent spirituel qui va féconder les âmes, puis ils s'esquivent comme si leur vocation première n'était que d'être de passage, à l'image d'un ange, cet intercesseur entre Dieu et sa création.
Enfin bon, tout cela peut paraître bien sérieux, j'en conviens. On peut tout aussi bien se contenter de se laisser aller à une lecture moins "analytique" et s'en tenir au simple plaisir de découvrir (ou de redécouvrir) ces trois romans qui, bien des années après leur première publication, demeurent trois petits chefs d'oeuvre (et pourquoi petits après tout!)et qui valent vraiement le détour.
Rédigé par : ph.MAUREL | 20 juillet 2007 à 10:45