Nous avons vu dans la partie précédente que l’histoire est souvent présente dans les romans de la « grande époque », quand bien même c’est à différents degrés : en tant que décor pittoresque, en tant qu’élément dramatique, en tant que contexte dans lequel la psychologie des individus peut se déployer et les questions de morale, se poser. Pour certains, l’histoire est la « cour des grands » dans lesquels les héros du Signe de Piste ambitionnent de jouer ; l’existence d’un contexte historique est un signe de la possibilité du passage à l’âge adulte.
D’une façon assez générale, la dimension collective de l’histoire n’est pas apparente. On ne représente pas, ou guère, l’entité « peuple », « collectivité », « nation », ou alors comme une somme d’individus. Cette préoccupation viendra, je le pense, dans quelques romans plus « sociaux » à partir de la fin des années soixante-dix – mais je connais mal ces derniers et ne voudrais pas m’avancer outre mesure.
Il y a toutefois un auteur, et de taille, auprès duquel l’histoire est plus que tout ce que nous en avons énoncé jusqu’alors : Jean-Louis Foncine. Chez cet auteur, l’histoire fait pour ainsi dire partie des meubles. C’est une question de racines. On la trouve sous chaque pierre. Il ne s’agit pas d’un décor : ses romans sont pratiquement tous contemporains. Il ne s’agit pas, ou peu, d’un élément dramatique : l’Aventure à la Foncine d’avant 45 naît de la confrontation de groupes entre eux (Ayacks, Forêt qui n’en finit pas), ou de groupes et de la nature (Relais). Ce sont « les vieilles souches » contre « les jeunes pousses », ou les scouts perdus dans la forêt. Cela pourrait être une forêt de toutes les époques, des groupes éternellement renouvelés. Toutefois, à l’époque raider, Foncine ne dédaignera pas d’ancrer son récit dans une époque précise. Les haines des « Forts » ou du « Glaive », par exemple, procèdent de cela.
Et pourtant, rien de plus historique qu’un Foncine. Les ruines du château des Ayacks. Le bourg de « Vesmes » et les manuscrits du « château de la folie » dispersés aux quatre vents. La tour des « culs fouettés ». La saline d’Arc et Senans. Les jeunes grognards de Napoléon qui s’enfoncent dans la forêt de Chaux pour ne pas revenir ! Et, dans l’étape d’après, l’adoubement sanglant des maquisards du « Foulard de sang » ; la réconciliation franco-allemande. Même à la fin de sa vie, un volume aussi léger que « Mik et la pierre du soleil » trouvera le moyen de disserter sur la séparation des Allemagne.
En plus de tout cela, il y a l’autobiographie en deux tomes qui ne parle, pratiquement, que d’histoire et d’événements historiques. Il n’en faut pas plus pour convaincre le lecteur que l’histoire, chez Foncine, est omniprésente. Elle est représentée et utilisée de façon tout à fait spécifique.
C’est une clé pour comprendre le monde et y trouver sa place ; et c’est une maîtresse.
Elle est tout d’abord la clé de l’intelligibilité du monde. Le milieu dans lequel évoluent les héros fonciniens est incompréhensible si l’on en ignore l’histoire. C’est particulièrement vrai des romans raiders ; c’est exact aussi des romans d’avant 45. Les Hirondelles du « relais », si elles avaient su l’histoire du château de la folie, n’auraient pas vécu les journées suivantes de la même manière. Les guides de la « Forêt », pareillement, subissent les événements ahurissant du roman par méconnaissance de l’histoire du milieu dans lequel elles pensent ne passer que des vacances à la scoute. Souvent, d’ailleurs, des personnages secondaires se proposeront pour initier les héros à l’histoire du milieu, leur raconteront des anecdotes, leur expliqueront pourquoi ce qui est, est ainsi.
Foncine s’intéresse non seulement à l’histoire, mais aussi à l’histoire des idées (autobiographie), à l’histoire des civilisations et des mentalités. Il ne verse pas dans l’approche évolutionniste induite par la présentation chronologique de l’histoire ; il se sert plutôt de l’histoire pour accéder à la culture du milieu décrit. L’exemple le plus accompli me semble la forêt de la Chaux dans « la forêt qui n’en finit pas ». L’auteur tente de l’élucider de plusieurs manières : par la visite ou l’exploration, par la vie en lisière (les guides s’installent à Romange, la forêt est une énigme, elles ne campent pas dedans), par la rencontre avec des initiateurs, par les histoires sur les forestiers, race énigmatique et retranchée. Tout cela n’est pas historique à 100 % mais l’on voit bien le rôle que joue l’histoire dans tout cela : un portail facile à franchir, qui donne accès plus avant dans le « domaine ».
Le romanesque apporté par cette approche est comme un cadeau supplémentaire : parce qu’on a fait l’effort d’avoir l’histoire dans l’œil, il nous est donné des ruines à explorer, des secrets, des carnets intimes, des mystères : la familiarité avec le passé des hommes va procurer, sans qu’il soit besoin de faire un effort, des choses à raconter. Il y a du Maurice Leblanc dans ce côté-là de Foncine. Combien de fois son auteur n’emmène-t-il pas Arsène Lupin, qui SAIT déchiffrer les signes centenaires, à la découverte d’une chose fabuleuse cachée bien des années auparavant ? (voir notamment le dessin astronomique de « la Comtesse de Cagliostro », les prophéties de « l’île aux trente cercueils », le tableau du « triangle d’or », « l’aiguille creuse » tout entière, les décors de « Dorothée, danseuse de corde », etc.)
Encore n’ai-je dit que « le passé ». Mais c’est l’histoire tout entière, même présente, qui vit chez notre auteur et peut faire irruption dans le présent, dans la petite histoire de l’un ou l’autre. Bienheureux ceux qui savent le comprendre !
L’exemple du noble qui revient faire sa loi à la fin des Ayacks n’est à ce titre pas aussi caricatural qu’on le pense ; il trouvera son prolongement dans le face à face entre le Français et l’Allemand, situé dans les années 55 et raconté dans « le glaive de Cologne » : imaginez, dit l’Allemand, votre pays coupé en deux sans possibilité de franchir la ligne. Et le Français de répondre : mais nous avons eu cela nous aussi, par votre faute ; cela s’appelait ligne de démarcation. L’histoire vivante, enfin, c’est celle des chapitres du « Foulard » consacrés à Furet. Ce dernier, de collégien malheureux qu’il était au début, est progressivement plongé dans la Résistance au point de ne plus être qu’un prolongement de ce mouvement, et d’en connaître le sort habituel. Ce n’est pas, comme on aurait pu le présenter, un jeune homme exalté qui a pris les armes mais bien une personne qui a été dépossédée de soi puis ravie par l’Histoire, élevée pratiquement au rang de protagoniste du roman.
Ce n’est pas sans raison que « Le foulard de sang » est considéré comme un des fleurons de la collection : c’est en effet un des romans où l’on a le mieux décrit les aspirations de la jeunesse à mener une vie et des valeurs d’adulte (l’Ordre de chevalerie), tout d’abord par jeu. Et à un moment, le jeu devient sérieux : la porte vers le monde des adultes s’ouvre, poussée par la guerre. Les jeunes chevaliers peuvent entrer ; ils le font et, seulement alors, s’inscrivent dans l’histoire par leur sacrifice. Ils ont, par leur mort, leur place auprès des hommes. Car un Ordre de chevalerie adolescente, qui chroniquerait cela ? Qui s’en souviendrait ? Qui jugerait utile de le faire ? L’histoire foncinienne, c’est aussi la clé du souvenir : si vous ne vous inscrivez pas dedans, vous ne laisserez aucune trace.
Le « foulard » est remarquable dans la collection car ses protagonistes atteignent plus éminemment l’âge adulte que d’autres héros dans d’autres romans ; il est remarquable aussi car c’est celui qui a le plus clairement énoncé que la sortie de l’adolescence est un sacrifice, une mort parfois réelle, toujours au moins symbolique (la fin de « la montagne interdite » de JF Pays osera dire aussi cela, puis se reprendra dans un happy end étrange). Il y aurait là bien des lignes à écrire.
La clé pour comprendre le monde, la clé pour y prendre part et y laisser sa trace. L’histoire selon Foncine est aussi une maîtresse de complexité. Qui l’embrasse est sûr de ne plus donner dans les jugements hâtifs. Son étude favorise l’empathie, la compréhension mutuelle. La réconciliation franco-allemande, paradoxale chez cet auteur qui fut longtemps prisonnier de guerre en Allemagne, est un sujet pris toujours gravement.
Olivier, dans « Le glaive », et son alter ego allemand Wolfgang, se haïssent parce qu’ils ne se comprennent pas assez. Ce qui servait de postulat dans le « Prince Eric» et sa fameuse rencontre scouts-HJ, est ici conquis de haute lutte, à travers des orages émotionnels sans équivalent dans le reste de l’œuvre de l’auteur. « Débarrassés de nos accidents éphémères, nous sommes tous pareils, nous avons un fond commun et bon » dit Dalens a priori, juste avant la guerre. C’est l’une des conclusions du « Glaive », acquise au prix fort. Ce n’est pas une pétition de principe. Et comment se manifeste-t-elle ? Devant le fameux glaive, symbole de l’union de l’Europe. Il y a eu dans le passé plusieurs Europe, dit Olivier, l’Europe du Moyen-âge, l’Europe romantique. Olivier a découvert que Wolfgang et lui avaient un passé commun, un destin commun. À cette échelle, la guerre de 39 est un accident. Mais pour réviser cette leçon d’histoire, il aura fallu se battre, affronter un incendie, vivre mille épreuves, souffrir ensemble : on n’apprend pas cette leçon-là dans les livres ; et on ne l’apprend que si on adopte d’emblée un regard historique qui remet les choses à leur place. Clé pour comprendre le monde, une fois encore, et pour comprendre que le monde, comme le croyait Olivier au début, n’est pas simple.
La leçon de complexité est encore plus magistrale dans « Un si long orage » où l’auteur raconte simplement sa vie mouvementée. Il n’est plus possible après une telle lecture de considérer, dans les domaines qu’il évoque, que la ligne est partagée entre bons et méchants. Paradoxalement, une partie de la complexité de l’histoire vient du fait que ses acteurs (c’est particulièrement le cas, me semble-t-il, pour le 6 février 34) en ont une approche simpliste et ne se rendent pas compte des répercussions de ce qu’ils font.
Similairement, Foncine affectionne aussi les auteurs inclassables et complexes. Il serait tenant de faire de Jünger un méchant nazi, ou un entomologiste. Il l’est toujours, hélas, de réduire Heidegger, que Foncine affectionnait, à une caricature monodimensionnelle (« l’introduction du nazisme dans la philosophie », je vous demande un peu). Il l’est aussi de faire d’Abellio un auteur à la sauce GLNF. Après avoir lu Foncine, on ne peut plus penser ainsi.
Il est piquant de remarquer, après tous ces tributs payés par la collection à l’histoire, que le Signe de Piste post-70 (« Safari » et suivantes) gomme très largement le recours à l’histoire, quelle que soit la forme qu’il prenne. Je ne parle pas, bien entendu, des rééditions mais des nouveaux romans. La plupart ont une approche thématique : le roman sur un voilier, dans le passé (le dernier voyage du Biliken) ou pas (Au vent des Caraïbes), le roman dans le milieu de la Formule 1 (« Formule 1 » ?), le roman dans la préhistoire (« Rhoor et les pillards »), le roman à la Star Trek (tout Robert Alexandre), le roman en colonie de vacances (« Engoulevent »), le roman sur le judo (« La parure du guerrier »), sur la mode (« La griffe »), etc. Dans tous ces ouvrages, point d’histoire à proprement parler, juste un adolescent qui se surpasse dans un contexte donné à l’avance. On est là plus proche du formatage des « shonen », ces mangas destinés aux adolescents, véhiculant des valeurs positives dans l’un ou l’autre contexte, au choix du lecteur.
Étonnante évolution du Signe de Piste donc que ce passage d’une influence historique importante, à divers degrés, avec un petit ou un grand H, à une série de roman thématiques produits par une nouvelle génération d’auteurs pour lesquels l’histoire est une préoccupation mineure. Si l’esprit de la collection a perduré, l’une de ses caractéristiques les plus visibles a subitement changé au tournant des années soixante-dix.
Je ne crois pas forcer le trait – mais qu’en pensent mes lecteurs ?
Pierre Schneider