Ci-dessus : convalescence préraphaëlite
Un directeur de collection moderne
Oublions donc un moment le service à thé sur une table Louis XV sur un tapis persan sur un parquet impeccablement ciré dans un premier étage de l’avenue des Ternes. Oublions le côté tailleur militaire même si c’est parfois difficile (je crois me souvenir que les Loups, lorsqu’ils arrivent à Swedenborg, s’amusent à essayer les uniformes des pages : qui peut confirmer ?) Oublions les volumes postérieurs des années 80-90 qui ne répondent pas aux mêmes préoccupations. La saga des Eric est loin de sentir la naphtaline quand on la dépouille de ses accidents. Pourquoi ne pas la voir comme unroman historique sur la fin des années trente, écrit au moment où il se passait ? On n’a jamais reproché à l’auteur deL’affaire Caïus d’habiller ses personnages de toges, que je sache !
Bref, ce n’est pas parce que la saga des Eric n’est pas spécifiquement et ouvertement chrétienne qu’elle doit être considérée comme de la mauvaise ouvrage. Elle ne l’est pas, et c’est au contraire cette absence de lourdeur confessionnelle qui la sauve, qui a assuré sa popularité et qui l’a maintenue dans des époques nettement plus athées que celle qui l’a vu naître. J’ose même dire que la volonté manifeste des directeurs de la collection Signe de Piste de la grande époque (Dalens lui-même, et Foncine) a toujours été de maintenir avec bienveillance une distance marquée avec le clergé. Cela a joué un rôle crucial dans le succès de la collection.
Les Dalens et Foncine de la grande époque du Signe de Piste n’étaient pas des passéistes, bien au contraire, et la collection n’a jamais été conçue comme un outil d’endoctrinement des jeunes au profit des parents. On pourra s’amuser à comparer avec des clones récents qui ont fleuri ces quinze dernières années chez des éditeurs officiellement catholiques : on navigue entre transcriptions de sermons de dominicains et remercîments marqués à la providence toutes les vingt pages. Pas partout, heureusement. Mais dès 1937, le Signe de Piste était plus progressiste qu’eux.
Quelques lecteurs frémiront lorsque je ferai remarquer qu’en plus de ne pas montrer de prêtres, à juste titre car les adolescents ne portent qu’un intérêt très limité à la religion, la collection Signe de Piste, très rapidement, ne montre plus non plus de scout. Tous les classiques scouts ou presque auxquels les nostalgiques d’aujourd’hui réduisent la collection datent d’avant 1958. (Matricule 512 est le dernier, le Juge Avait un Fils, 1967, est une excpetion) Après, il n’y a presque plus rien dans le style. Les intérêts de la jeunesse s’étaient progressivement déplacés vers autre chose et la collection avait suivi, traitant de fait le thème scout comme une spécificité historiquement marquée alors qu’elle continuait de promouvoir d’autres thèmes plus durables : les événements d’actualité, le roman historique, l’aventure et le voyage, les épopées nautiques … et d’autres qui s’épanouiront dans les années 70 et au-delà : la science-fiction, le handicap, l’humanitaire, le sport, le mal de vivre, le racket… et même le milieu de la mode !
Ci-dessus : le kleenex-killer ultime. Plus fort que le Tombeau des Lucioles.
Au contraire de l’image de roman scout conservateur qu’elle a aujourd’hui, parce qu’elle n’est plus lue que dans des milieux scouts conservateurs, la collection Signe de Piste s’est constamment efforcée de coller à son époque et de parler à ses jeunes lecteurs de choses qui les intéressaient. Elle a certes manqué deux ou trois trucs (l’émergence du rock par exemple) mais dans l’ensemble elle a été beaucoup plus moderne qu’on ne l’imaginerait à première vue. L’un des pilotes qui était à la barre s’appelait Serge Dalens.
Conclusion
On aurait quelque mauvaise foi à ne se concentrer que sur les aspects surannés de la série des Prince Eric. Durant pratiquement toute son activité, en effet, Serge Dalens a su faire passer son talent d’auteur et d’éditeur avant ses opinions. Ce talent était bien moins conservateur et conformiste que pourraient le laisser croire à première vue les milieux et l’époque exprimés dans les Prince Eric. En tant qu’auteur, il a fait entendre dans un genre de littérature alors infantilisant la voix de l’amitié, de la vitalité et des valeurs scoutes, parfois jusqu’à l’idéalisation. En tant qu’éditeur, il s’est gardé de toute récupération confessionnelle et de toute survalorisation du scoutisme, dont il a compris la popularité déclinante. En cohérence avec ses valeurs d’écrivain, il s’est toujours soucié d’offrir au lectorat de la collectiondes textes en phase avec leur vie du moment. S’il n’a pas toujours réussi, s’il n’est pas tout le temps allé assez vite, il en a fait suffisamment pour qu’on ne garde pas de ses œuvres, et du Prince Eric en particulier, une image de chromo des années trente dont la dorure part petit à petit.
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