Oui, cet Eric-là. Le Prince de Dalens. Pierre Schneider, dont on peut lire la prose dans quelques volumes de l'intégrale Pierre Joubert, a publié récemment sur son blog quelques articles sur le Prince Eric.
Cela commençait par une affirmation un peu trollesque : le Prince Eric, scout... mais pas catho! Le style du Schneider a fait passer le propos, pour certains comme un reproche, pour d'autres comme une raillerie. L'auteur a donc élaboré un peu, rien qu'un peu, et quatre articles supplémentaires ont vu le jour.
C'est la série que nous reprenons ici. Premier épisode : pourquoi le Prince Eric n'est pas catholique. Ou, plus précisément, pourquoi le LIVRE ne peut pas être rangé dans la catégorie "littérature catholique". Il va de soi que nous ne saurions douter de la foi d'un souverain qui guérit les écrouelles ;-)
Le remplaçant
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Un bloggeur dont on peut retrouver le lien ici, au sujet d’une pièce de théâtre devenue soudainement célèbre depuis que la bêtise au front de taureau a fait figure de s’y intéresser, se lamente que notre époque n’ait pas reçu les chefs d’œuvre de la littérature catholique qui ont rehaussé les décennies ou les siècles précédents. Et de citer pour cela Le Génie du Christianisme et Le Prince Eric dans la même phrase. Ouïouïouïe !
Ci-dessus : Chateaubriand, à l'époque où il écrivit Le Prince Eric
Pour Châteaubriand, je ne sais pas et je ne me prononce pas. Celui qui avait affirmé à Dom Guéranger souhaiter être un « bénédictin honoraire » peut peut-être être classé dans la littérature catholique, ou pas. Mais voir dans Le Prince Eric un fleuron de la littérature catholique ne fait pas partie des choses que je m’attendais à lire un jour.
La littérature catholique : ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas
Il faut cerner d’abord ce que peut être la littérature catholique. Certes pas la littérature écrite par des catholiques – sinon ce pécheur génial qu’est André Gide serait le modèle ad vitam aeternam de la, euh, littérature protestante. Ce n’est pas non plus la littérature manipulant des concepts catholiques, faute de quoi toute la littérature en serait, de Baudelaire à Bataille en passant, sans presque exagérer, par Nietzsche. Pensez donc !
La littérature catholique a des frontières floues (Christian Bobin en est-il ? Et Maistre ?) mais on trouve, en son cœur, des auteurs qui posent sur le monde un regard qui est celui du catholicisme et font évoluer leurs personnages dans un milieu où le catholicisme est au minimum mentionné, où il tient un rôle. Le monde est une création. La rédemption est possible. L’homme est marqué par le péché originel. La vie religieuse ou sacerdotale est distinguée du commun. L’évangile, le Christ, l’eglise influent sur la société, ou devraient le faire ; ils sont porteurs de valeurs reconnues en tant que telles. Mieux, la littérature catholique emprunte à tous ces traits selon son équilibre propre.
C’est ainsi, je pense, que Mauriac ou Bernanos (ou Green, ou Péguy) peuvent être appelés des « écrivains catholiques » là où un Baudelaire, malgré ses « litanies de Satan », son obsession du péché, du paradis, se désintéresse du reste du message. Tout ceci est artificiel, je le sais, mais c’est pour tracer des lignes, essayer de mettre un peu d’ordre dans un phénomène dont je ne suis même pas convaincu qu’il mérite d’être nommé. Qui parle encore de Le Clézio ou de Tournier comme « littérature mythique » ? Qui taxerait Bosco de « littérature onirique » ?
Ci-dessus : s'il avait écrit le Prince Eric, le dénoument n'aurait sans doute pas été le même.
Prince Eric : un écosystème catholique avec la foi en option
Ceci étant dit, il est manifeste que Le Prince Eric n’est aucunement de la littérature catholique. Son auteur pouvait être catholique (il l’était), le milieu dépeint (la bourgeoisie du XVIIème et ses scouts) l’était sans doute, certaines valeurs pouvaient être directement empruntées à l’arsenal catholique (la « petite fille Espérance », le pardon, le sacrifice pour ceux qu’on aime)… mais le reste ?
Le catholicisme tient-il un rôle dans Le Prince Eric ? Aucunement. L’aumônier est un grand absent, les mentions de la religion sont très largement circonstancielles.
La vision de Serge Dalens est-elle informée par la théologie catholique ? Voit-il à travers les lunettes du péché originel, de la condition humaine, de la rédemption ? Aucunement. Eric a beau être magnanime avec tout le monde (Tadek, Ralfsen…) cela n’est pas payé de retour, bien au contraire. Tadek finit par être éliminé par un des pages après le complot de trop. La guerre de 40 n’est jamais appréciée comme conséquence du péché originel, mais bien de la folie et de l’irresponsabilité des politiques. Eric qui sauve Christian dans le Bracelet de Vermeil, ce n’est pas la rédemption mais le pouvoir de la volonté ; ce n’est pas le péché qu’on combat mais les traditions ancestrales mortifères. Ce n’est pas tout à fait la même chose.
Ci-dessus : Waldenheim va torturer Christian d'Ancourt pour lui faire avouer l'emplacement du monastère trappiste le plus proche
Les rares passages politiques de la saga de Dalens sont là pour vitupérer Paul Reynaud et sa clique : on est loin de l’instauration du règne du Christ dans la société. Dans La Mort d’Eric, c’est la figure même du civil qui disparaît pratiquement : les seuls hommes debout, ceux qui savent ce qu’il faut faire, ceux qui se comprennent entre eux par-dessus les politiques, par-dessus les camps, ce sont les militaires. Ils occupent tout l’écran, jusqu’en juin 40 en tout cas, où leur effondrement est mis en scène avec le départ de Christian d’Ancourt comme prisonnier de guerre. Et la « petite fille Espérance », pardon de le faire remarquer, est singulièrement absente !
En réalité, si Le Prince Eric peut passer pour de la littérature catholique, c’est qu’il met en scène un écosystème catholique, quelque chose de culturel mais dont les liens avec la foi restent incertains. Il est question de scouts, de bourgeoise, d’aristocratie aussi, beaucoup même. Il y a un protonotaire apostolique dans la Tache de Vin mais c’est undeus ex machina, la référence culturelle suprême de la vilaine cousine dont la seule utilité est de débloquer une situation. Il est question d’armée et, quand il n’y a pas d’armée, il est quand même question d’uniforme. Il est question d’ors et de tentures, de protocole, de principautés, de palais, de patriotisme : tout cela, c’est du décor. Ce qui détonne fortement dans ce décor, c’est, d’une part, l’irruption invraisemblable d’un prince norvégien, d’autre part l’accent mis durant toute laTache de Vin sur l’enfance maltraitée : en 1938, on ne peut pas dire que c’était un sujet à la mode.
L’adolescent idéal, modèle 1939
En réalité, la patrouille des Loups passe son temps à faire des randonnées, des voyages de première classe, du cheval, de la voile, des explorations de souterrains, du traîneau, du bateau, des via ferrata. Au passage, elle sympathise avec des jeunesses hitlériennes. A la fin, elle joue à la guerre. Eric voudrait bien faire pareil mais son métier l’en empêche la plupart du temps. Il est un peu comme ces enfants-stars d’aujourd’hui : une fois les caméras éteintes, les activités d’un gamin normal.
Pour Serge Dalens, les activités d’un gamin normal, c’était de se dépenser, de se défouler, de s’aérer avec d’autres jeunes du même âge, de picoler et de fumer en cachette (voyez les Chat-Tigre !) et de faire moisson de souvenirs etd’amitiés. La messe ? La prière ? La retraite à Notre-Dame des Neiges? Des hypothèses dont je n’ai pas eu besoin, sire. Remi de Terny, le gosse maltraité de la Tache de Vin, vit l’exact opposé : une vieille cousine qui pique, confite en dévotions, et une chambre fermée à clef. La récitation du rosaire entre rombières, c’est le mal.
Ci-dessus : il a fait grasse matinée dimanche dernier : la punition est immdiate
Tout cela s’applique à la série d’origine, qui se termine en 42 avec La Mort d’Eric. Il faut néanmoins souligner que lesdeux volumes postérieurs, où Dalens revisite et précise son mythe, ont une autre tonalité, beaucoup plus dévote. On cite des encycliques. On brancarde à Lourdes avec les Foulards Blancs. On va même jusqu’à toucher les écrouelles – toutes choses que l’Eric de 1940 n’aurait jamais faites, ou que Dalens n’aurait jamais eu l’idée de rapporter.
Mais quoi ! Quarante ou cinquante ans s’étaient écoulées depuis les livres originaux, Dalens avait probablement changé, faisait s’ouvrir La Blanche dans le monastère bénédictin de Randol, avait rédigé une (superbe) vie romancée de Saint Tarcisius. A la fin des années trente, il n’en était pas de même, et les Eric qui sont lus aujourd’hui sont ceux de cette époque.
Le prince n’avait pas besoin de guérir les lépreux ou de donner des gages de sainteté : il lui suffisait d’être beau sur la photo officielle et réservé jusque ce qu’on attendait de lui. Le catholicisme de ces quatre romans directs qui sont la saga authentique est surtout une affaire de décor, de milieu, de culture – et en fin de compte d’exemplarité. Tout comme il s’agissait d’être un soldat courageux et intègre en 1940, l’Eric des années précédentes, celui qui ne faisait pas encore pleurer les minettes, était un modèle de garçon de son âge. Un Georges Ferney pourra enfermer ses personnages dans une bibliothèque. Le garçon exemplaire modèle 1938 de Dalens, lui, n’était ni un intellectuel ni un religieux, c’était un adolescent énergique, aventurier, affectueux parfois, souriant toujours, sociable, voyageur, dépourvu de préjugés.
En d’autres mots, si le Prince Eric est scout jusqu’à la moelle, avec les défauts agaçants des scouts que sont l’absence de vie intellectuelle et spirituelle, il n’est pas pour autant un exemple de littérature chrétienne ni catholique, pas plus que l’immense majorité du Signe de Piste, d’ailleurs.
Bravo à Mr.Schneider enfin un article sur un véritable Signe de Piste. Pas trop tôt.
C. Floquet
Rédigé par : Christian | 26 novembre 2011 à 11:14