Je ne sais plus qui a dit que le silence qui suit une symphonie de Mozart est encore du Mozart. Façon de dire que le génie marque les esprits d’une empreinte au fer rouge qui produit un effet contaminant au-delà du périmètre qui lui est normalement assigné. Pour Joubert, c’est pareil. Le dessin a un effet prophylactique qui conditionne l’œil de celui qui regarde ses dessins aussi longtemps que la rétine en reste imprégnée.
Ca y est, je les ai lus ! Au départ c’était prévu pour Noël, mais bon, certains appels du pied ont conduit à un peu anticiper les réjouissances festives. Résultat : éblouissant. Rien n’était pourtant gagné d’avance. On ouvre les livres avec en mémoire la salve de critiques qui les ont accueillis. C’est dire si un bouclier de préjugés pouvait orienter la lecture et entourer les ouvrages d’un champ magnétique répulsif. Mais, il suffit de tourner les premières pages pour qu’immédiatement le charme opère. Aux oubliettes les critiques pisse-vinaigre sur la dimension des gravures, des dessins ou des couvertures : trop petit, trop grand, les surimpressions malvenues, pas assez ceci, manque cela, et patati et patata… Rien que du Joubert jusqu’à voiler le regard, un peu comme si on avait trop fixé à l’œil nu l’astre solaire.
Peut-être que pour le lecteur qui a la chance de posséder les numéros complets de la collection (hélas, j’en suis loin), ces albums peuvent, peut-être, susciter un sentiment de frustration en considérant que le sous-dimensionnement des dessins empêche le rayonnement de l’œuvre et nuit à l’éclat de sa majesté. J’ai bien dit peut être. Mais les autres, le lecteur lambda comme j’aime à me définir, la découverte est avant tout l’occasion d’un immense plaisir. Ce sont-ils interrogés tous ces docteurs de la loi si prompts à arborer une grimace de dégoût, sur le fait de savoir si la découverte des couvertures et des illustrations intérieures par ceux qui ne possédaient pas tous les livres, pouvait les combler d’aise et satisfaire une curiosité qui pour certains est vieille de plusieurs décennies. Du coup, j’ai un peu l’impression que l’accueil mitigé (c’est un euphémisme) de certains fait un peu penser à l’attitude dédaigneuse d’un enfant gâté.
Mais ces albums n’apparaissent pas, à mes yeux, comme une compilation de belles images car ils ont, avant tout, une valeur testamentaire. C’est l’œuvre récapitulative de toute une vie d’artiste qui est ainsi relancée dans la course à la postérité (et bien lancée), la quintessence d’années de création. À ce titre, ces deux publications ne sont pas seulement utiles ou instructives, elles sont salutaires pour les nouvelles générations de lecteurs.
Les commentaires, maintenant. J’en viens au coin des poètes. Ah les poètes ! Tout le monde sait maintenant qu’ils sont comme les albatros : leurs ailes de géant les empêchent de marcher. Eh bien moi, j’ose dire qu’il est heureux qu’aucun poète n’ait participé à l’entreprise.
Naïvement je pensais que les légendes qui accompagnaient les dessins étaient un commentaire qui leur était apporté. En réalité (bien que je n’ai pas encore eu le temps de tout lire, c’est un peu comme un vieux cognac ça se boit par petites quantités) ce sont d’abord et avant tout des commentaires relatifs aux romans dont les illustrations sont tirées. Et ça change tout.
Loin d’être une paraphrase redondante de l’œuvre picturale, les commentaires en sont le contrepoint, l’adjuvant, le contrechamp qui la met en perspective sans l’étouffer sous une glose inutile et ampoulée. Car on est bien d’accord, Diderot, Proust ont excellé dans la critique artistique. Mais à bien les relire elle n’était aussi qu’une manière détournée de parler de soi. Malraux dissertant sur Goya nous dévoile sa propre subjectivité. C’est pourquoi le risque du commentaire "poétique" c’est d’avoir droit, au final, à un exercice d’hypertrophie du moi, du genre "Joubert et moi", "Deux ou trois choses que je sais de lui" "Ce que je crois sur Joubert" "Ma vérité sur Joubert" ou "Joubert, ma vie, mon œuvre". Là au moins le texte respecte l’image, ni ne la transcende ni ne l’infériorise. On échappe à cet exercice de rivalité entre les deux où l’écrivain cherche à surpasser l’artiste. Le commentaire accompagne sans ambitionner d’être en surplomb. Il a l’humilité de ne pas donner des clefs de lecture ou de perception rédhibitoire. Il explique, contextualise, repositionne, met en perspective et partant, conserve au dessin sa part irréductible de fascination et de magie irradiante.
De plus, ce commentaire est suffisamment à distance de son objet pour laisser la place à l’esprit critique du lecteur. Personnellement, je ne partage pas l’opinion portée sur Jean D’Izieu (mais à ma charge, je n’ai lu qu’un livre de lui "Signé Catherine », mais quel livre !) On n’est as obligé d’être d’accord sur tout ce qui est écrit sans que la cohérence de l’album et l’attrait qu’il exerce n’aient à en pâtir.
Et puis certaines notes ont excité particulièrement ma curiosité, comme celle afférente à cette "Aventure au Katanga" qui semble avoir été si décrié au moment de sa publication (Me suis-je laissé influencer par le commentaire ou bien mon impression est partagée : je trouve que Joubert est bien moins inspiré dans son illustration de couverture que pour d’autres romans "africains" "L’année des éléphants" par exemple ?)
Enfin, certaines illustrations de couverture sont de purs chefs-d'œuvre. J’ai pu ainsi me rendre compte que celle de "La bible de Chambertin" est beaucoup plus réussie que celle du SSDP. Certaines ont un charme énigmatique, qui possède presque un pouvoir hypnotique (celle de la "Maison de l’espoir" en particulier, allez savoir pourquoi !).
Bon, un bémol quand même pour ne pas avoir l’air d’adhérer sans réserve (qui a dit qu’adhérer était une ambition de mollusque) et donner à ce compte rendu de lecture des allures de rapport de soviet suprême. Il a trait davantage au postulat de l’entreprise plutôt qu’au résultat. Car le projet aboutit quand même (même si ce n’est pas le vœu des auteurs) à poser cette équation : Joubert = Signe de Piste. Or ce n’est pas vrai. La période 55-62 a vu la publication de romans importants qui ont marqué la collection et n’ont pas été illustrés par le maître : "Le coup d’envoi" récemment évoqué, "Le bal d’hiver" (étonnant à plus d’un titre) ou "Mon ami Carlo" (je ne parle que de ceux que j’ai lus). Je plaide donc en faveur d’un album Gourlier ou d’un album rassemblant les dessins d’autres illustrateurs.
Disons le haut et fort. Ces deux albums sont de la belle ouvrage et ça ne me rend que plus impressionné (mais également flatté) devant l’ampleur de la tache à laquelle il m’est demandé d’apporter une modeste contribution. Mais, enfin, j’ai déjà une qualité : je ne suis pas poète.
Philippe Maurel
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